Etude par Patrice Faure, Maître de conférences d’histoire romaine, Université Jean-Moulin Lyon 3, François Comte, conservateur en chef aux musées d’Angers, avec la contribution d’Alexandre Polinski, géologue, membre associé à l’UMR 6566 CReAAH

En 1975, les travaux de terrassement des garages de la préfecture de Maine-et-Loire, à Angers, ont mis au jour un fragment de monument lapidaire inscrit d’époque romaine. Il est conservé chez un particulier.

La hauteur maximale préservée du fragment - qui devait appartenir à un monument de forme tronconique - est de 39 centimètres ; son diamètre maximal (incomplet) de 77 centimètres. Les quelques lettres visibles présentent une hauteur variable (ligne 1 : 6 cm ; l. 2 : 6,5 cm ; l. 3 : 4,5 à 5 cm, avec un second O de 1,5 cm seulement).

On peut lire :
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[---]P M
[---]P P
[---]O CoS
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Il s’agit d’abréviations courantes de la titulature d’un empereur romain : p(ontifex) m(aximus) (« grand pontife », chef de la religion publique), p(ater) p(atriae) (« père de la patrie ») et très certainement [pr]oco(n)sul (évoquant le pouvoir - imperium - de l’empereur dans toutes les provinces).

Ce contenu, joint à la forme du monument, permet d’identifier une borne routière.

Le caractère largement stéréotypé des inscriptions gravées sur les bornes permet de restituer le contenu général de celle d’Angers. Les lettres conservées se trouvaient dans la partie droite d’un texte perdu en haut, à gauche et en bas.

On devait théoriquement y lire au moins trois éléments : en tête le nom de l’empereur, puis le reste de ses titres et pouvoirs, et enfin une indication de distance - en milles (1478 mètres) ou en lieues (2220 mètres) - jusqu’au chef-lieu de cité le plus proche (ici Angers).

Fragment de la borne milliaire d'Angers, coll. A. Gardel.

Le peu d’éléments préservés invite à la plus grande prudence, mais il est permis d’avancer l’hypothèse d’une datation entre Septime Sévère (193-211) et Constantin (306-337). C’est de cette période que date la très grande majorité des bornes routières de la province de Gaule Lyonnaise, et de celles placées sur les voies impliquant Angers. De plus et bien qu’on le rencontre antérieurement, le titre de proconsul est surtout présent sur les bornes du IIIe siècle. Il y apparaît généralement avant le titre de père de la patrie, mais l’ordre utilisé ici est employé à l’occasion dans des titulatures d’empereurs du IIIe siècle, princes légitimes ou usurpateurs de « l’empire gaulois » (une sécession provisoire qui dura de 260 à 274).

Le cœur du IIIe siècle (les années 235-285 environ) fut marqué en effet par de grandes difficultés militaires, politiques, économiques et morales. La mention des empereurs et des usurpateurs sur les bornes routières offrait l’occasion d’affirmer un pouvoir en réalité fragilisé, tandis que les responsables et les communautés de l’empire trouvaient là un moyen de manifester leur loyalisme.

Au IIIe siècle, l’empereur pouvait donc apparaître au nominatif pour souligner son autorité agissante (« Untel, grand pontife, … père de la patrie, … proconsul… »), voire à l’ablatif (« Sous untel…, etc. »), mais le plus souvent au datif comme destinataire de l’hommage (« À untel…, etc.). Dans les Gaules, l’expression de la distance en lieues (plutôt qu’en milles) progressa à partir du IIe siècle et fut plus courante au IIIe, sans monopole cependant. Quant aux bornes, leur hauteur varia fréquemment entre 1,50 et 3 mètres.

Détail de la croix de Saint-Aubin sur le parvis de l'église abbatiale. Le fût est probablement une borne milliaire (détail du Monasticon Gallicanum, XVIIe s.)

Emplacement de la découverte de la borne (rond vert), dans le plan de la ville antique (voies en rouge), enceinte et voie du Bas-Empire (en orange), et à l'intérieur de l'abbaye Saint-Aubin (en bleu) (création Jean-Yves Hunot, Pôle archéologique CD49)

La borne d’Angers n’a vraisemblablement pas été mise au jour à son emplacement originel.


Son lieu de découverte correspond à l’arrière de l’aile occidentale des bâtiments conventuels de l’abbaye Saint-Aubin. La vue de cette abbaye dans le Monasticon Gallicanum (milieu XVIIe siècle) montre sur le parvis de l’église abbatiale une croix posée sur un fût tronconique. Il est possible que notre borne ait été réutilisée comme support de croix monumentale, à l’exemple de la stèle funéraire de T. Flavius Asiaticus dans le cimetière paroissial de Saint-Julien. Cette borne devenue fût aurait été enfouie à quelques dizaines de mètres du parvis, suite au réaménagement de l’espace à la fin du XVIIIe siècle (transfert du cimetière proche de Saint-Michel-la-Palud en 1788 ou travaux de démolition au cours de la Révolution).

Si les moines ont cherché un support remarquable de croix au voisinage de Saint-Aubin, ils ont pu le trouver à proximité de la voie menant à Tours et partant de la rue Bressigny, fief de l’abbaye. Dans l’hypothèse où cette borne daterait de la fin du IIIe siècle, elle se serait donc trouvée à l’extérieur de l’enceinte antique, en association avec la nouvelle voie vers Tours, aménagée au début du Bas Empire.

Selon l’examen macroscopique d’Alexandre Polinski, la borne a été taillée dans un calcaire « griotte » des Pyrénées. Dans la basse vallée de la Loire à l’époque romaine, il s’agit d’un matériau inusuel qui était seulement connu jusqu’alors comme élément de placage. Ce choix, ainsi que le lieu de découverte et la relative qualité de la gravure, invite à se demander si la borne ne fut pas l’objet d’un soin particulier, associé à la proximité et au prestige du centre urbain de Iuliomagus.